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LES INTOUCHABLES DE DAKAR

Sur une artère isolée, quelques éclats de rire résonnent bruyamment avant de plonger dans l'océan tout proche. Autour, les passants adressent un regard mais ne s'arrêtent pas. Regard de défiance pour certains, de compassion pour d'autres.

 

Des paillottes comme celle-ci, il y en a des centaines nichées dans les rues de Dakar. Inévitablement, leurs occupants y vantent la qualité de leur marchandise au visiteur, des masques authentiques aux statuettes de porteuses d'eau à l'élégante démarche. « Ça, c'est de l'ébène, du vrai, mon frère. Pas comme les autres... Regarde, pèse : tu vois comme c'est lourd ? C'est parce que c'est de l'ébène ! »

 

Ce qui attire vers cette cabane isolée au toit de tôle, ce ne sont donc pas les objets en vente, non. Plutôt les vendeurs eux-mêmes, tous handicapés. Avenants, ils interpellent les passants de la route de la Corniche d'un « bonjour ! » lancé avec entrain. Alors on s'approche de ces hommes assis côte à côte, appuyés contre un mur. Eux n'usent pas des poncifs des autres marchands ambulants. À une exception près, celle qui confirme la règle, au moment de servir le thé. Comme tout Sénégalais présentant le rituel à un étranger, Moussa aime à préciser que le thé va être servi en trois verres : « Le premier est fort comme l'homme, le deuxième est doux comme la vie, et le troisième est sucré comme l'amour. »

 

 

« Fort comme l'homme »

 

 

Moussa, du haut de ses quarante-cinq années vécues dans la banlieue de Dakar, apparaît d'emblée comme l'un des chefs du groupe. Enfin, leader, c'est vite dit. Car l'homme au bob vissé sur la tête n'en a ni l'apparence, ni l'autorité. Dents du bonheur et sourire aux lèvres, Moussa serait plutôt un grand frère.

 

De sa voix rauque, il évoque une « vie difficile » que les 15000 francs (22,5 euros) récupérés chaque jour peinent à nourrir. La recette que lui et Lamine empochent quotidiennement est en effet partagée par les quinze membres du « groupe ». Pas vraiment coopérative, puisque la somme n'est pas répartie en plusieurs parts mais gérée collectivement, l'association non-officielle réunit quinze jeunes hommes qui fabriquent, produisent et vendent eux-mêmes leur propre marchandise. Une mutualisation des compétences qui a permis à chacun de s'en sortir tant bien que mal.

 

Car, si cela ne saute pas aux yeux à première vue, Moussa, Lamine et les autres, font partie des oubliés de Dakar. Plus que les nombreux chômeurs du pays, à hauteur de 51,2% selon l'Agence nationale de la Statistique et de la Démographie du Sénégal (2011). Plus encore que les 46,7% de population vivant sous le seuil de pauvreté. C'est lorsque Moussa prend ses béquilles que l'on comprend...

 

Pour présenter sa boutique, il se déplace en claudiquant. Tel un pantin désarticulé, sa jambe gauche balaie le sol à chaque pas : Moussa est touché depuis ses sept ans par la poliomyélite, une maladie infectieuse qui s'attaque au système nerveux. Il s'est depuis longtemps accommodé de ce handicap, qui l'a contraint à se promener « à l'aide d'un bâton de fer » pendant de longues années, avant de recevoir des béquilles en cadeau. C'était en 1998.

 

Malgré ses déboires, Moussa est toujours resté digne ; en Afrique, on ne se plaint pas pour si peu. L'œil pétillant, il présente son magasin avec fierté : cet espace rudimentaire de deux mètres sur huit, c'est sa réussite. Sur le mur, tableaux aux couleurs vives et masques africains trônent en bonne place, tandis que les statuettes et les dessous de verre sont soigneusement rangés sur un banc. Quelques djembés traînent ici et là, les rares espaces libres ayant été comblés par des toiles destinées à être roulées et glissées avec soin dans les valises des touristes. « Les tableaux sont faits par des handicapés en bas de la rue, explique Moussa. Ils nous les donnent, et nous, on essaye de les vendre. Quand on gagne de l'argent, on le ramène là-bas. Après on achète du lait, du café, du pain. Tout ce que l'on gagne ici, on le partage. » Sauf que, malgré toute leur bonne volonté, la somme amassée est loin d'être astronomique et suffit tout juste à confectionner le thiéboudiène, un riz au poisson propulsé au rang de plat national.

 

« On voulait ouvrir un compte, mais on n'a pas assez de moyens pour en faire un. Ici, avant, il y avait beaucoup de Toubabs [les Blancs], mais maintenant il n'y en a plus beaucoup. Des fois, on reste trois jours sans rien vendre. » Les passants, la petite bande les voit souvent défiler sur le trottoir d'en face. Les autres touristes sont barricadés dans leurs hôtels grand luxe, qui jalonnent à cet endroit la côte dakaroise.

 

Comble du ridicule, les occupants de l'hôtel Pullman disposent d'un pont pour rejoindre la piscine toute proche, avec vue imprenable sur la mer, évitant ainsi les petites échoppes de la route de la Corniche. En voisins, Moussa et les siens ont appris à faire avec. Et se sont résignés à l'idée de croiser, un jour, ces riches visiteurs. « Le pont ne me dérange pas, avoue-t-il. Et puis, s'ils préfèrent ne pas nous voir, c'est leur problème. » Son indéboulonnable sourire sait depuis longtemps que ce n'est pas avec les plus riches qu'il fait les meilleures affaires...

 

Le thé, transvasé de verre en verre depuis de longues minutes est enfin prêt. La mousse occupe la moitié du petit récipient. L'arôme prononcé de la menthe envahit la bouche.

 

 

« Doux comme la vie »

 

 

Celui qui a préparé le thé, c'est Lamine. Ou plutôt « Lamine Barry », comme il se présente d'emblée. Malien de naissance, il a « duré au Sénégal », sans savoir avec exactitude s'il y est arrivé à l'âge de vingt-trois ou de vingt-quatre ans.

 

Il prend la suite de Moussa : « Les pauvres sont fatigués de voir les riches passer. Pour nous, c'est plus important d'avoir l'estime des gens que leur argent. » Lamine a ses principes. Il reconnaît pourtant que la situation est difficile dans une capitale où l'argent est visible, mais réservé à une petite frange de la population. « Il y a trop de riches en ville, de grands bâtiments et de gros 4x4. Mais c'est vrai que si tous les riches donnaient un peu, peut-être qu'on s'en sortirait, même sans le gouvernement ou sans l'Etat. »

 

 

Il a rapidement abandonné ses rêves d'ascension sociale dans ses bagages d'immigrés. À défaut de « vie plus facile », Lamine a eu l'occasion de voyager grâce à ses aptitudes pour le sport. Fauché par la polio en pleine adolescence, le jeune Malien devenu sénégalais a rapidement intégré l'équipe nationale de basket-ball en fauteuil. Une période faste au cours de laquelle il a été triple champion d'Afrique. Si les dates se sont partiellement effacées de sa mémoire, il se souvient très bien du premier couronnement sur sa terre d'adoption, puis des deux titres glanés en Côte-d'Ivoire et en Mauritanie. Avec modestie, il allonge la liste : « En athlétisme aussi, j'ai fait du 100 mètres, 200 mètres, 400 mètres. Tout ça, j'ai gagné des médailles d'or aux championnats d'Afrique. J'ai même été à Villeneuve-d'Ascq [dans la banlieue de Lille] pour les Championnats du monde d'athlétisme, c'était en 2002 ! » Son visage s'illumine à l'évocation de ce passage en Europe, le seul de sa vie, dont il ne garde pour seul souvenir que ses avant-bras aux muscles saillants.

 

Il nourrit pourtant une certaine amertume quant à la gestion du handisport par les instances sénégalaises. Il y a tout d'abord ces Jeux Paralympiques auxquels il n'a jamais pu goûter, faute d'investissements : avec trois représentants pour la première participation du pays en 2004, autant en 2008, et un seul en 2012, le handisport semble condamné à demeurer dans l'oubli au pays de la Teranga. La deuxième cicatrice, c'est le train de vie de ces fédérations, qu'il juge contraire à toute morale : « J'ai vu comment ça fonctionnait. J'ai vu que les présidents, les directeurs techniques – qui n'avaient pas bien travaillé – vivaient comme des rois. Eux, ils n'ont pas réussi et ils ont tout, alors que quelqu'un qui a été trois fois champion d'Afrique n'a le droit à rien. Alors j'ai laissé l'équipe. »

Depuis, Lamine fréquente le club de Dakar Plateau avec tous ceux qui participent de près ou de loin à la vie de la boutique. Avec sa barbe quelque peu grisonnante, il a lié son destin à celui de Moussa, avec qui il partage « la même galère ».

L'un comme l'autre ne sont pas hommes à se laisser abattre. Leur cerveau fourmille d'idées en tous genres pour soutenir la cause des handicapés du pays, avec pour seule limite leurs moyens financiers restreints.

Leur dernier projet, après plusieurs tentatives avortées, devrait bientôt se concrétiser. Dans trois jours, une grande manifestation doit se tenir dans une ville proche du Lac Rose. Ils ont organisé des conférences sur le thème du handicap et tout planifié de A à Z : l'impression de tracts, le déplacements de plusieurs délégations, les démonstrations de basket fauteuil, la venue des médias locaux, et même la fête de clôture qu'ils imaginent fastueuse. Ils espèrent récupérer beaucoup de matériel, fauteuils roulants et béquilles en tête, mais surtout attirer les regards vers eux pour que « le gouvernement voie qu'(ils) existent ».

 

 

« Sucré comme l'amour »

 

 

C'est au moment du troisième verre que les deux derniers membres du quatuor, jusque-là muets, décident de prendre la parole. Peut-être parce que la troisième étape parle d'amour, et qu'eux en ont beaucoup plus à revendre qu'ils n'en ont reçu. Composé pour moitié de sucre dans une menthe qui a depuis longtemps fini d'infuser, le dernier verre de thé est donc l'occasion d'exprimer ces espoirs qui les ont poussés à s'installer à Dakar.

 

Des amours, Paul en a deux : sa Casamance natale, région du sud du pays où il possède son salon de coiffure, et le basket-ball, qu'il pratique six mois de l'année à Dakar. Genoux fracassés à coups de marteau à l'âge de sept ans pour une sombre histoire de poulet volé, celui que tout le monde appelle Fifty – en référence à 50 Cent, son rappeur fétiche – stationne toujours son fauteuil sous les paniers du club de Dakar Plateau. « Tous les ans, je quitte la Casamance pour la saison de basket-ball, et je n'y reviens qu'une fois le championnat terminé. J'ai déjà été sélectionné avec l'équipe du Sénégal, mais mon rêve c'est d'aller jouer en Europe. »

 

Avec son visage juvénile et l'insouciance de ses vingt-cinq printemps, Paul s'est imaginé une vie idéale ; au-delà du possible. Abreuvé des témoignages idylliques de ses cousins exilés en Suisse ou en France, il pense que ses homologues européens vivent de leur passion, sans savoir qu'eux aussi sont contraints, dans leurs fauteuils, à l'anonymat le plus total. « Là, si un club de basket français m'appelle, je prends le premier avion. Même si c'est un club d'athlétisme, même si c'est pour lancer des javelots ! »

 

C'est aussi avec ces jeunes utopistes que le rôle de Moussa et Lamine prend toute son importance. L'un comme l'autre écoutent, conseillent et avisent. À force de tempérer les ardeurs de Paul, ils en sont devenus ses frères de substitution et l'ont intégré au groupe ; ils savent que Paul ne gagnera pas grand chose avec le ballon, mais qu'il pourrait être beaucoup plus utile pour lui de continuer à exercer ses talents de coiffeur.

 

Son arrivée dans l'association s'est faite en parallèle de celle d'Ali, qui cultive des rêves beaucoup plus terre à terre, arrosés d'une certaine amertume.

« On a besoin de travailler, on a besoin de se marier, on a besoin d'avoir une belle maison comme tout le monde, lance celui qui porte le bonnet en toutes saisons. On a besoin d'avoir des voitures. On a besoin de manger des bonnes choses comme tout le monde. Mais ici, si tu es handicapé, on te considère comme le diable ou je ne sais pas quoi. » Ali excelle dans la cordonnerie, mais il est au chômage technique, faute de matières premières. « On est handicapés physiques, mais pas mentaux : si on nous donne les moyens, on peut faire beaucoup de choses », embraye Lamine, lui-même ancien sculpteur.

 

Ali s'insurge donc contre ces trajets récurrents vers le commissariat le plus proche, souvent à cause d'une main tendue au feu rouge. « Si tu veux être tranquille, il faut donner de l'argent aux policiers. » Mais de l'argent, il n'en a pas. « S'ils t'emmènent, ils te prennent un jour, deux jours, trois jours, et ils te laissent. Tu dors là-bas, dans le commissariat, sans rien manger, s'insurge le jeune homme. On ne te donne rien. Ici, tout est question d'argent. Même pour aller à la douche, tu dois payer. On nous parle tout le temps de développement social. Quel développement social ? Nous, on ne voit rien. » Cela fait d'ailleurs longtemps que lui et ses amis ont arrêté d'écouter les politiques de tous bords, d'Abdoulaye Wade à Macky Sall, lassés des promesses non tenues.

 

La liberté n'a pas de prix, ils le savent. Tous sont convaincus que le grand rassemblement du Lac Rose sera, dans trois jours, un nouveau départ pour prendre leur destin en mains. Et l'argent ne sera pas un obstacle, car leurs ressources sont humaines.

© 2023 par Sylvain Moreau.

 

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