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EN QUÊTE D'OSCARS

Cătălin Tolontan, Mirela Neag et Răzvan Lutac ne dormiront sans doute pas beaucoup dans la nuit du 25 au 26 avril. Et pour cause : le documentaire L’Affaire Collective, qui suit leur enquête sur les défaillances du système sanitaire en Roumanie, sera en lice aux Oscars. Inattendu pour ce trio de journalistes qui œuvre habituellement à la rédaction de Gazeta Sporturilor, le principal quotidien sportif du pays.

[Texte co-écrit avec Marine Leduc]

Jeux de lumière, riffs de guitare et voix rocailleuse. Pour le lancement de son deuxième album, le groupe de metal Goodbye to Gravity a mis les petits plats dans les grands en ce 30 octobre 2015. Près de 500 personnes sont massées pour l’occasion devant la scène du Colectiv, une salle de concert du centre de Bucarest. Le chanteur achève le morceau The Day We Die, reprend son souffle, lorsque des engins pyrotechniques illuminent la salle. Obscurité totale.

Une lueur laisse soudain entrevoir les visages de spectateurs qui, les uns après les autres, se retournent vers la caméra du régisseur. Il y a de la fumée, puis des flammes qui très vite atteignent le plafond. En quelques secondes, le Colectiv n’est plus qu’un immense brasier. Panique. Écran noir.

De l’incendie au scandale sanitaire

 

 

Cette nuit-là, Cătălin Tolontan et sa collègue Mirela Neag scrutent les chaînes d’infos en continu. Comme tous leurs compatriotes, ils suivent le décompte des victimes en direct : 27 personnes meurent sur place, 146 autres sont hospitalisées. Des jeunes pour la plupart. Le pays est en deuil.

Parmi les brûlés graves figure Alex Pascu, le bassiste et leader de Goodbye to Gravity. Son nom est bien connu des deux reporters de Gazeta Sporturilor : sa mère, Ana Pascu, double médaillée olympique d’escrime (1), a présidé la fédération roumaine pendant trois décennies.  Le jeune homme ne survivra pas à son transfert en urgence vers Paris, le 11 novembre. Quatre types de bactéries nosocomiales sont répertoriés sur son corps à son décès.

Et il n’est pas le seul. Le bilan s’alourdit jour après jour, jusqu’à atteindre un total de 64 morts. Le Colectiv devient la catastrophe la plus meurtrière de la Roumanie postcommuniste.

« L’histoire d’Alex Pascu est un des éléments déclencheurs de nos enquêtes sur les bactéries dans les hôpitaux », se souvient Cătălin Tolontan, alors rédacteur en chef de "La Gazette des Sports". Pour l’épauler, il fait appel à Mirela Neag, 47 ans, et à Răzvan Lutac, un jeune journaliste qui fréquente la rédaction depuis le lycée. Le trio de choc a déjà enquêté sur plusieurs affaires mêlant sport, politique et corruption. À ce stade, ils ne savent pas encore qu’ils vont plonger dans des investigations dont ils ne ressortiront que deux ans plus tard, après avoir publié plus de deux cents articles sur le sujet. « On passait notre vie à la rédaction, on rentrait chez nous seulement pour se doucher et dormir », ajoute Mirela, qui se demande toujours comment ils ont fait pour tenir le coup.

Une référence de l’investigation

 

Dans cette course de fond, les trois reporters procèdent par étapes. Comme dans Les Hommes du Président, l’un des films favoris de Cătălin, chaque information rendue publique est récompensée par de nouveaux tuyaux de la part des lanceurs d’alertes. Désormais, c’est à eux que l’on confie en priorité les images montrant l’état catastrophique des hôpitaux ou présageant de graves problèmes de corruption et de gouvernance institutionnelle.

En parallèle, malgré les réticences initiales, ils acceptent la caméra du documentariste Alexander Nanau. Mirela en rit aujourd’hui : « À ce moment-là, on ne disait rien à personne à propos de notre travail, on ne savait pas si on était sur écoute… Et dans le même temps, on laissait un étranger nous filmer ! »

Le réalisateur est là lorsqu’ils enquêtent sur la firme Hexi Pharma, chargée de fournir en solutions antibactériennes les hôpitaux de Bucarest. Appareil photo à la main, Răzvan surveille depuis une voiture les allées et venues devant le siège de l’entreprise, soupçonnée de diluer intentionnellement ses produits. Mirela, elle, fait réaliser des analyses physico-chimiques en laboratoire. Elle retient son souffle : « Du résultat de ces tests dépendait la suite de notre enquête. Et de notre carrière. »

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Ceux-ci confirment, en avril 2016, ce que l’équipe de Gazeta Sporturilor redoutait : deux mille salles d’opération de Roumanie sont entretenues avec des antiseptiques dix fois moins concentrés qu’annoncé, une aberration rendue possible par la négligence du ministère de la Santé. C’est le tournant de l’enquête, celui qui va mobiliser l’opinion publique. Dans les manifestations, la foule crie désormais « To-lon-tan !, To-lon-tan ! ». Devant la caméra, un homme s’indigne : « Ici, les meilleures enquêtes sont faites par un quotidien sportif. » Ce que les journalistes du titre fondé en 1924 expliquent aisément : « L’avantage de travailler pour "GSP", c’est de n’être associé à aucune étiquette politique. »

En bons détectives, tous trois cultivent une discrétion certaine et un sang-froid à toute épreuve. Surtout, ils le savent, leurs précédentes investigations leur donnent du crédit. Comme celle sur le "dossier des transferts" qui, entre 2006 et 2014, a abouti à l’emprisonnement de Gheorghe Popescu, ancien capitaine de l’équipe de Roumanie et du FC Barcelone dans les années 90. « J’ai grandi avec lui, c’était une idole, raconte "Tolo". C’était douloureux émotionnellement, mais il fallait passer outre. »

Leurs nouvelles révélations font, une fois encore, l’effet d’une bombe. Au cœur de la tourmente, le ministre de la Santé Patriciu Achimaş-Cadariu se voit contraint de présenter sa démission le 9 mai 2016.

Deux semaines plus tard, à la tombée de la nuit, la voiture du patron de Hexi Pharma percute un arbre en pleine ligne droite. Le véhicule se disloque, l’homme meurt sur le coup. Certains médias accusent leurs confrères de l’avoir « poussé au suicide ». Un homme proche des services de sécurité leur glisse de « faire attention ». Mère célibataire, Mirela s’inquiète pour sa fille adolescente, qu’elle appelle une dizaine de fois par jour. On ne sait jamais…

Cinq années ont passé, et le dossier judiciaire n’est toujours pas clos. Du côté des hôpitaux, en revanche, des réformes ont été engagées et les salaires du personnel médical ont été substantiellement revus à la hausse. « Mes collègues sont moins optimistes que moi, mais je trouve qu’on a fait plus en cinq ans qu’au cours des trois décennies précédentes », se réjouit Cătălin Tolontan.

« La passion est toujours là »

 

 

À 52 ans, sneakers aux pieds, il est désormais coordinateur éditorial de Gazeta Sporturilor, dont le site internet est aujourd’hui le plus consulté de la presse roumaine, et de Libertatea, un tabloïd qui partage les mêmes locaux. De son bureau, il veille sur les deux rédactions, rachetées en 2018 par le groupe suisse Ringier AG, et sur le bataillon des jeunes reporters recrutés pour enquêter sur des sujets sociaux et politiques.

 

Avec du recul, Cătălin ne se voit pas reproduire l’effort qui a été fourni, mais espère que des nouvelles pousses reprendront le flambeau : « C’est comme dans le sport, la profession évolue, mais la passion est toujours là. » Răzvan, 28 ans aujourd’hui, confirme : « J’aime ce que je fais et je me dis que je peux encore révéler des choses. »

 

Le documentaire L’Affaire Collective (sobrement intitulé Colectiv, en VO) y est sans doute pour quelque chose. Depuis sa sortie en Roumanie en février 2020, les trois journalistes sont de plus en plus sollicités par les lanceurs d’alertes. Le film, déjà récompensé de plusieurs prix internationaux, est nommé aux Oscars dans les catégories "Meilleur documentaire" et "Meilleur film étranger". Si Mirela reconnaît que le gain d’une statuette à Hollywood « serait sensationnel pour la Roumanie », sans doute la cellule investigation de Gazeta Sporturilor a-t-elle déjà remporté son pari : faire éclater la vérité.

 

(1) Ana Pascu a été médaillée de bronze en fleuret par équipes aux Jeux de Mexico en 1968 et de Munich en 1972. Elle a dirigé la Fédération roumaine d’escrime (FRS) de 1982 à 2013.

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