top of page

EN BRETAGNE, LA MYSTÉRIEUSE INVASION DU POULPE

Quasi absent du littoral breton depuis soixante ans, le poulpe commun (octopus vulgaris) a amorcé au mitan des années 2010 un lent retour, avant de voir sa population exploser au printemps 2021. En quelques mois, les ports du Morbihan et du Sud-Finistère ont vu les débarquements de céphalopodes être multipliés par vingt ou trente, parfois cent. Une prolifération soudaine qui soulève bien des interrogations.

Dans le roulis des vagues, Jean-Baptiste Fuchs se penche au-dessus du bastingage. Le matelot saisit le piquet orné de trois fanions noir, jaune et noir qui marque le début d’une filière d’une vingtaine de pots à poulpe. Saisissant le bout qu’on lui tend, son patron démarre le vire-casiers, permettant la remontée des pièges à un rythme régulier. Le ballet des deux marins est parfaitement réglé, leur geste sûr : Erwan Le Guilloux tend les récipients en plastique à son jeune collègue, qui les range consciencieusement les uns à côté des autres sur le pont du Dishual, sans même prendre le temps d’en inspecter le contenu. Ici et là, on aperçoit pourtant des ventouses… « Quand les poulpes sont dedans, c’est inutile d’essayer de les sortir ; ils sont beaucoup trop bien accrochés ! », prévient Jean-Baptiste Fuchs, qui part aussitôt saisir le récipient suivant.

 

À peine le pêcheur a-t-il le dos tourné qu’un bras se déroule, tâtant le bois du navire. Un deuxième suit quelques secondes plus tard, puis un troisième.
Et d’un coup d’un seul, la pieuvre se lance hors de son repaire, bientôt rejointe par des congénères sortis des pots voisins. Dans une vision digne d’un film de science-fiction, les corps visqueux se meuvent au milieu des cadavres d’étoiles de mer, à la recherche d’une brèche vers le Grand Bleu… C’est le moment que choisit « JB », à l’occasion d’un énième aller-retour, pour les saisir d’un coup sec et les jeter dans le grand bac prévu pour la pêche du jour. Outre quelques tourteaux et homards, une grosse poignée de crevettes et une caisse de poissons divers – rougets barbets, maquereaux, pageots… –, le Dishual ramène, ce jour-là, près de 300 kg de poulpe au port de Loctudy. Un chiffre tout à fait correct au lendemain du gros coup de vent qui a contraint les skippers de la Route du Rhum à retarder leur départ, mais bien éloigné des 600 kg pêchés une dizaine de jours plus tôt.

« Totalement effarant et incompréhensible »

Depuis l’été 2021, nombreux sont les bateaux à venir traquer le céphalopode dans cette zone grande comme un mouchoir de poche, quelque part entre l’Île aux Moutons et l’archipel des Glénan, au large du Sud-Finistère, où le poulpe ravage les bancs de coquillages en tous genres. D’autres se concentrent autour de Belle-Île ou de Groix. Après quelques mois de tâtonnements durant lesquels il a été remonté au hasard des casiers et des filets déployés en mer, les marins du coin se sont mis à le viser spécifiquement, encouragés par sa profusion et alléchés par les débouchés rémunérateurs promis par le marché espagnol. Et les débarquements d’octopus vulgaris, auparavant anecdotiques, sont devenus communs sur les criées de la région, du Croisic (Loire-Atlantique) au Guilvinec (Finistère). Une opulence du poulpe qui, à terre comme en mer, bouleverse les équilibres.

« On a un volume tel qu’on les vend par piles de dix caisses », indique Lucie Dufresnoy, responsable de la criée de Concarneau (Finistère), où près de 900 tonnes de poulpe ont été débarqués sur les dix premiers mois de l’année 2022, deux fois plus que l’année précédente, trente fois plus qu’en 2020. Depuis son bureau, elle s’étonne surtout de la constance des prix : « Le "taille 1" (2 à 3 kg) se vend 8 à 8,50 euros et le "super" (plus de 3 kg) est aux alentours de 9 à 9,50 euros. Ça ne bouge pas. Ça ne fluctue jamais de plus de cinquante centimes, quand le prix de la langoustine peut varier de cinq ou six euros du jour au lendemain. C’est totalement effarant et incompréhensible ! »

IMG_4302.JPG

« Ce serait con de ne pas en profiter »

Car, ce qu’ignoraient les pêcheurs aux premiers signes de prolifération de l’animal, d’abord considéré comme une espèce invasive à éliminer, c’est qu’ils mettaient la main sur un inestimable magot. Sur les quais de la région, on évoque des revenus exorbitants. Certains parlent, sous couvert d’anonymat, de revenus mensuels supérieurs à 10 000 euros pour de simples matelots, plus encore pour leurs patrons, au prix de pratiques allant parfois à l’encontre des règles mises en place pour contrôler l’effort de pêche. « Regardez un peu les véhicules sur les ports. Jetez un œil aux permis de  construire qui ont été déposés ces derniers mois », nous glisse-t-on à l’oreille. Une véritable ruée vers l’or. Ce que Laurent Deniel, croisé sur un ponton de Concarneau, résume ainsi : « Celui qui dit que le poulpe ne lui pas changé la vie, c’est un menteur ! »

Lui a été contraint de reconvertir son dragueur de 9,60 m, le si bien nommé Octopus – « comme le méchant de Batman » –, par la force des choses : « Le poulpe se trouve souvent sur les gisements de coquillages. Il y avait tellement de casiers dans ces zones que je ne pouvais plus travailler… Il a fallu que je fasse autre chose. ». Sans grands regrets, toutefois. Car le quadragénaire l’admet volontiers : « Forcément, j’aurais fini par m’y mettre, parce que ça rapporte de l’argent et que ce serait con de ne pas en profiter, surtout par les temps qui courent. »

Partie de pêche au Far-West

Avec son coquillier polyvalent, Erwan Le Guilloux a dû se résoudre à suivre le même chemin. « On était les premiers à se plaindre de ça, à demander à faire des réunions pour régler ces conflits sur l’occupation de l’espace maritime, rembobine-t-il. Normalement, il y a une zone qui est plutôt réservée aux dragueurs mais on a tous mis du matériel à poulpe dessus. Même nous, on se tire une balle dans le pied… »

La situation se traduit aujourd’hui par des filières de casiers et de pots qui, mal placées par les marins ou déviées par les courants, s’entremêlent régulièrement. Tant et si bien que le patron-pêcheur de Loctudy a pris la décision de ne plus pêcher de nuit, malgré de meilleurs rendements. « Le rapport bénéfices-risques n’en vaut pas la peine. C’est le Far West, il y a des lignes partout ! Il y a un risque maritime à avoir un tel bordel sur l’eau », estime celui qui, avant d’opter pour la pêche commerciale, a bourlingué de l’Afrique à l’Antarctique, en passant par Mayotte, au cours d’un long cursus d’études en biologie marine.

 

De ces années passées du côté des scientifiques, Erwan Le Guilloux a conservé un sens aigu de l’observation et de l’analyse. Pour autant, il peine à expliquer la prolifération soudaine du poulpe dans sa zone de pêche. Et il n’est pas le seul…

reportage_poulpe_finistere-loctudy_003.JPG
reportage_poulpe_finistere-loctudy_009.JPG
reportage_poulpe_finistere-loctudy_017.JPG
reportage_poulpe_finistere-loctudy_018.JPG

 

Martial Laurans, biologiste à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), planche justement sur le sujet. Depuis trente ans, pas une semaine ou presque ne passe sans que ce passionné du milieu marin ne plonge dans les eaux de la mer d’Iroise. « Les premiers poulpes que j’ai vus remontent à une dizaine d’années, dit-il. Depuis, les plongeurs et les pêcheurs commencent à en ressortir ; en fait, c’est un retour progressif, et non une arrivée soudaine. »

 

Le chercheur a trouvé trace d’éléments qui suggèrent une présence de la pieuvre dans les eaux bretonnes remontant à plus d’un siècle, puis relève « des périodes où on n’a plus aucun signalement ». Une présence intermittente qui l’interroge, et pour laquelle il pointe le très rigoureux hiver 1962-63 comme un tournant : « Ça, c’est vraisemblablement un fait majeur. Suite à cet hiver-là, il y a plein d’espèces qui voient leur abondance diminuer de manière importante : les étrilles, les coquilles Saint-Jacques… » En Bretagne, le poulpe disparaît alors des radars.

Une conjugaison de facteurs

Jusqu’à son retour, donc, au début des années 2010. « On peut penser que le poulpe a mis tout ce temps-là pour revenir et recoloniser certains endroits », poursuit Martial Laurans. Un scénario qu’approuve Julien Dubreuil, biologiste marin et chargé de mission pour le Comité régional des pêches et des élevages marins (CRPMEM) de Bretagne : « Depuis, on avait des débarquements par pêche, mais c’était quelque chose qui était totalement anecdotique. En fonction des ports, c’était quelques centaines de kilos par-ci, par-là… Et, en 2021, on a vu un autre phénomène, avec une explosion démographique de sa population. »

D’autant plus étrange qu’un autre poulpe également présent dans la région mais beaucoup moins recherché par les pêcheurs, eledone cirrhosa, ne paraît pas se multiplier de la même façon. Un « effet de seuil » que l’un et l’autre justifient par une explication « très probablement multifactorielle » mêlant une disponibilité de nourriture, un nombre d’adultes suffisamment important et des conditions du milieu favorables à une excellente reproduction. Pour Julien Dubreuil, « le gros point d’interrogation, ce sont les modalités exactes de la conjugaison de tous ces facteurs ».

Jean-Paul Robin, docteur en océanologie biologique et spécialiste de la migration des céphalopodes, écarte lui aussi l’hypothèse d’une migration massive et soudaine de la pieuvre. « Parmi les céphalopodes, les poulpes sont sans doute les animaux les plus sédentaires », précise le professeur en écologie à l’Université de Caen-Normandie, qui note deux exceptions : « D’une part, à l’éclosion des œufs, les juvéniles sont planctoniques : ils ont la capacité de se positionner verticalement dans la colonne d’eau, mais ils restent tributaires des courants horizontaux. Et il y a, d’autre part, un déplacement saisonnier avec une tendance à aller davantage en profondeur en hiver, afin de se protéger de la dessalure liée aux précipitations. Mais on parle là de déplacements qui ne se font que sur quelques milles nautiques… »

« On ne sait pas de quoi demain va être fait »

Mois après mois, les scientifiques accumulent des données et des connaissances qui, à terme, doivent leur permettre de projeter la durée, l’ampleur et les conséquences de cette prolifération dans les eaux bretonnes. Au cours de ses excursions sous-marine, Martial Laurans a eu l’occasion d’observer longuement l’animal, que son œil affûté repère facilement : « Sauf exception, le poulpe ne se trouve jamais dans la colonne d’eau, où il s’exposerait sans doute trop. C’est un animal benthique, qui vit sur le fond, où il met à profit ses impressionnantes capacités de mimétisme. »

 

Pêcheurs et scientifiques semblent s’accorder sur le fait que les pieuvres se plaisent à fréquenter les fonds sablonneux, où elles font des festins de bivalves et de crustacés. « En termes d’alimentation, le poulpe est assez opportuniste. Il va se nourrir sur ce qui est le plus facile pour lui », avance Dominique Barthelemy, conservateur du milieu vivant à l’aquarium d’Océanopolis, à Brest, qui pointe notamment le goût de l’animal pour la déprédation, soit le fait de se nourrir de proies déjà capturées dans les casiers et les filets des pêcheurs. « S’il devait avoir une devise, ce serait "Manger le plus possible pour grandir le plus vite possible". »

Au cours d’un cycle de vie n’excédant pas les deux à trois ans, chaque individu connaît effectivement une croissance exponentielle pour, d’un état larvaire, atteindre jusqu’à sept ou huit kilos pour les plus gros spécimens. Les coquilles Saint-Jacques des Glénan ont déjà fait les frais de cet appétit sans borne. Celles de la rade de Brest, où le poulpe est arrivé en 2022, sont promises au même sort. Et si des conclusions ne peuvent déjà être tirées pour ses autres proies, la voracité d’octopus vulgaris inquiète les pêcheurs, qui ont déjà vus les ormeaux, praires ou couteaux se raréfier. « Il y a une appréhension, c’est sûr. On ne sait pas de quoi demain va être fait », admet Erwan Le Guilloux, qui redoute de retrouver un écosystème ravagé en cas de disparition du céphalopode.

IMG_4291.JPG

 

Car, à l’image de ce qui a pu être observé au large du Sénégal et de la Gambie à partir de 1986, « on sait que la population de poulpe peut augmenter d’un coup et que, ensuite, ça diminue », prévient Julien Dubreuil.

 

En cause, la courte espérance de vie de l’animal, qui favorise mécaniquement une grande variabilité de la biomasse. « Mais le milieu a aussi des capacités qui ne sont pas extensibles. Il faut de la nourriture pour accueillir ce grand nombre de poulpes et, à un moment, celle-ci va se trouver en quantité limitée », poursuit le biologiste du Comité régional des pêches, qui se garde de tirer des conclusions hâtives sur la durée de cette surabondance. « Le problème, c’est que le milieu est déjà complètement déséquilibré, avec une espèce qui prend le pas sur toutes les autres… »

« La catastrophe risque aussi d'être économique »

Un constat valable dans les fonds marins mais aussi sous les criées, où le poulpe vampirise les ventes, au risque de chambouler des équilibres économiques en place. « Tous les pêcheurs vont sur le poulpe pour les mêmes raisons : c’est facile et ça rapporte », résume Lucie Dufresnoy.

 

Depuis son bureau, d’où l’on aperçoit la ville close de Concarneau, elle raconte : « De l’autre côté, les poissonniers m’alertent aussi. Ils me disent : "Attention, il n’y a plus de poisson à vendre. Moi, je suis poissonnier, pas vendeur de poulpe. Et si je n’ai pas de poisson, je mets la clé sous la porte." » Un discours quelque peu alarmiste, mais qui pourrait revenir comme un boomerang au visage des professionnels de la pêche. « Quand tous les poissonniers, quand tous les ambulants auront mis la clé sous la porte et que le poulpe aura disparu du jour au lendemain comme il l’a fait dans les années 1960, les pêcheurs vont se remettre au poisson, mais ils vont le vendre à qui ?, interroge la directrice de criée. Aujourd’hui, on voit le court terme, on voit l’instant T. Mais, si on regarde un peu plus loin, la catastrophe risque aussi d’être économique. »

Pour l’heure, le poulpe breton déferle encore sur les étals espagnols. La région, elle, paraît bouder cet animal au corps flasque dont elle ignore tout ou presque. « Le poulpe n’est pas encore entré dans la culture locale. Quelque chose qui le montre très bien, c’est que, ici, personne ne sait cuisiner un poulpe ; ça n’existe pas. La seiche, on sait la préparer, mais pas le poulpe », constate Martial Laurans.

 

Puisqu’il faudra peut-être s’habituer à sa présence sur le littoral, restaurateurs et simples apprentis cuistots sont néanmoins chaque jour un peu plus nombreux à s'intéresser à la bête. Suffisant pour qu’un jour la pieuvre intègre les ouvrages culinaires et trouve sa place sur les tables de la région ?

© 2023 par Sylvain Moreau.

 

Me suivre sur Twitter

 

  • Twitter Clean
bottom of page